MAGELLAN 500

Le fabuleux voyage

d’après Stefan Zweig et Antonio Pigafetta

Les matelots ont quitté à regret la baie paradisiaque de Rio de Janeiro, et c’est à regret également qu’ils longent, sans pouvoir débarquer, la côte attirante du Brésil. Mais Magellan ne peut plus se permettre aucun repos. Une impatience fébrile le pousse en avant, à la découverte du passage, que, d’après la carte de Martin Behaim et le rapport des Portugais il suppose exister à un endroit précis. Si les récits des navigateurs portugais et les indications de latitude portées sur la carte de Martin Behaim sont exacts, ce passage doit en effet se trouver juste derrière le cap Santa Maria.
Aucun navigateur c’est allé plus loin. Mais d’après les témoignages, à cette latitude, le continent se termine et commence le passage vers l’ouest.
Tout les calculs de Magellan sont basés sur cette donnée.

Pigafetta confirme que tous étaient alors convaincus qu’on avait enfin découvert le passage cherché. « Si era creduto una volta esser questo un canal che mettesse nel Mar del Sur », écrit-il.

Après de vaines recherches de son côté et au bout de quinze jours il aperçoit enfin les voiles des trois navires envoyés en reconnaissance qui reviennent au lieu du rendez-vous. Mais, amère déception, les capitaines apportent une nouvelle décourageante : cette géante voie d’eau qu’ils ont prise précipitamment pour le canal cherché n’est autre chose qu’un fleuve.

Ce golfe n’est en réalité que l’embouchure du Rio de la Plata. Mais à ce moment Magellan l’ignore.

Poursuivre vers le Sud ne signifie pas aller au-devant de la chaleur, au contraire, étant donné qu’on a dépassé depuis longtemps l’Équateur c’est se rapprocher des régions polaires. Là mars ne signifient pas, comme en Espagne, la fin de l’hiver, mais le commencement.

Il est difficile d’imaginer situation morale plus effroyable que celle de Magellan durant ces quelques semaines. Même si le passage se trouve plus bas dans le Sud, comme il le pense à présent, il est trop tard pour y arriver cette année. L’hiver l’en empêche ; et s’il le découvrait avec des navires et des équipages fatigués comme le sont les siens il ne pourrait plus l’utiliser avant le printemps. Neuf mois déjà se sont écoulés et non seulement il n’est pas arrivé aux Moluques comme il l’avait promis mais sa flotte erre dans l’océan immense, assaillie par les ouragans et en proie aux plus grands dangers.

C’est toujours dans les moments critiques qu’on reconnaît le mieux le caractère d’un homme. Les qualités qui en temps ordinaire restent cachées dans les profondeurs de l’individu se manifestent brusquement à l’heure du danger. Chaque fois qu’il y a de graves décisions à prendre Magellan réagit de la même façon : il devient étonnamment froid et silencieux.
Les capitaines espagnols qui détestent leur commandant portugais voient avec une secrète satisfaction le mécontentement croissant des hommes. Eux ne disent rien et évitent de parler avec l’amiral ; ils sont même de plus en plus taciturnes, mais leur silence est peut-être encore plus dangereux que le bavardage des matelots. Mieux au courant des choses de la mer il ne leur a pas échappé que Magellan a subi une grave déception et qu’il n’est plus sûr de son « secret ». Car s’il connaissait vraiment l’endroit où s’ouvre le passage, pourquoi leur a-t-il fait remonter le Rio de la Plata pendant quinze jours ?

Le plus raisonnable serait de dire la vérité, de convoquer les capitaines, de leur déclarer qu’il a été trompé par les cartes et les récits des navigateurs portugais, qu’il est préférable de retourner sur ses pas, de remonter la côte vers le Brésil pour y passer l’hiver, ce qui permettrait aux hommes de se remettre et de réparer les navires en attendant de reprendre au printemps la route du Sud. Ce serait la façon d’agir la plus logique, la plus humaine. Mais Magellan s’est trop avancé pour pouvoir reculer.

Car les capitaines et les hommes ne lui laisseraient pas une minute de plus le commandement s’il avouait n’être plus aussi sûr de son affaire qu’il l’avait prétendu au départ.
Magellan décide de maintenir ses navires et ses hommes en un lieu si écarté que, le voudraient-ils, ils ne pourraient l’obliger à faire demi-tour. S’il trouve le passage au printemps, alors tout ira bien. S’il ne le trouve pas, tout sera perdu.

Le 31 mars 1520 la tempête se jette sur la flotte avec une violence qui ne fait que redoubler. C’est à peine si les navires peuvent avancer à présent. Il a fallu deux mois pour parcourir péniblement douze degrés vers le Sud. Soudain on aperçoit de nouveau un golfe. Est-ce le passage tant désiré ? Non, il est fermé. Cependant Magellan ordonne de s’y engager. Et comme on se rend compte qu’il ne manque pas d’eau douce et de poisson, il donne l’ordre de jeter l’ancre. À leur stupéfaction, ou plutôt à leur effroi, les capitaines et les hommes apprennent que leur amiral, sans avoir pris l’avis de personne, a décidé de passer l’hiver ici, à San Julian, ce petit golfe inconnu et désert, au 49e degré de latitude, à l’endroit le plus désolé et le plus désert qui soit, où jamais encore un Européen n’a mis les pieds.

Le 2 avril 1520 une mutinerie commence. Le canot qui contient trente hommes armés s’approche avec prudence du San Antonio endormi et où ne veille aucune garde. À l’aide d’échelles de cordes ils grimpent tous à bord, Juan de Cartagena et Antonio de Coca en tête. Comme ils ont déjà commandé ce navire ils connaissent le chemin qui mène à la cabine du commandant. Avant qu’Alvaro de Mesquita ait eu le temps de sortir du lit il se voit entouré d’hommes armés, et déjà il est enchaîné et transporté dans la cabine du scribe.
Tous les Portugais du bord sont mis aux fers. De cette manière on écarte les partisans les plus dangereux de Magellan. Afin de gagner le reste de l’équipage, Quesada fait ouvrir le magasin à provisions et distribue à chaque matelot une ration abondante de biscuit et de vin.

Juan de Cartagena, Quesada et de Coca peuvent retourner tranquillement à leurs navires pour les tenir prêts au combat. Entre temps on a confié le San Antonio à un homme dont le nom apparaît ici pour la première fois : Juan Sebastian del Cano. C’est pour empêcher Magellan de réaliser son plan qu’on a fait appel à lui, et c’est justement lui que le sort choisira pour mener à bien l’œuvre de son chef suprême.

Dans ces régions inhospitalières le jour se lève tard et maussade. Les cinq navires sont immobiles, à la même place, dans la prison glaciale du golfe. Aucun signe extérieur ne permet à Magellan de se douter que son cousin et ami, que tous les Portugais à bord du San Antonio sont enchaînés et qu’un capitaine rebelle a pris le commandement du navire.

Sa première pensée est de s’assurer de l’importance réelle du danger : combien de navires sont encore pour lui ? Combien contre lui ? Le même canot dépêché vers chaque bâtiment lui apprend qu’en dehors du Santiago tous sont pour les rebelles : le San Antonio, le Conception et le Victoria.

Trois contre deux, ou plutôt trois contre un, car en cas de combat le Santiago ne compterait pas pour beaucoup. La partie est donc perdue, et tout autre la jugerait comme telle : l’œuvre de Magellan, à laquelle il a consacré plusieurs années de sa vie, a été anéantie en une seule nuit. Il lui est impossible de poursuivre avec un seul navire son voyage dans l’inconnu, et pourtant si les autres bâtiments lui sont nécessaires il ne peut les contraindre à l’obéissance. ”

Ses plans les plus audacieux sont toujours forgés au feu de la passion, puis trempés dans la froide réflexion ; c’est grâce à ce mélange d’imagination et de prudence qu’il triomphe de tous les dangers.

Magellan a calculé chaque minute et chaque mètre de la distance qui sépare les deux navires – quinze hommes armés jusqu’aux dents, et que Duarte Barbosa a amenés dans le canot du Trinidad, sont grimpés à bord. Il n’a pas encore eu le temps de décider quoi que ce fût que déjà Duarte Barbosa a pris le commandement du navire ; il donne des ordres, et les hommes terrorisés lui obéissent. En un instant on a levé l’ancre, hissé les voiles, et, avant que les deux autres navires rebelles aient pu comprendre ce qui se passe, le Victoria s’avance vers le vaisseau-amiral. Et maintenant trois navires : le Trinidad, le Victoria et le Santiago font face au San Antonio et au Concepcion et ferment l’entrée du golfe contre toute tentative de fuite.

En l’espace de cinq minutes les capitaines rebelles ont été placés en état d’infériorité manifeste et il ne leur reste plus qu’à choisir entre la fuite, la lutte ou la reddition sans conditions.
Après mûres réflexions il décide de ne sacrifier qu’un seul homme, Gaspar Quesada, qui a fait usage de ses armes et blessé mortellement son fidèle pilote Eloriaga.

Le conflit entre Magellan et les capitaines espagnols s’est déroulé avec la rapidité et la violence d’un orage d’été.

L’hiver va retenir la flotte de Fernão de Magalhães dans la prison glaciale du port de San Julian pendant quatre mois.
Il voudrait faire croire aux hommes que le voyage va reprendre bientôt, qu’ils ne tarderont pas à quitter cette solitude hivernale pour se diriger vers les îles enchanteresses.
Sachant par expérience que rien n’est pire que l’oisiveté pour rendre les hommes mécontents, l’amiral se décide à occuper les matelots à un travail incessant. De la quille à la pointe des mâts, il fait restaurer complètement les navires, fatigués par près d’une année de voyage.

A suivre…