par Michel ROQUEBERT
Pas même un siècle au grand jour, mais quelques millénaires de vie souterraine…
Il n’y a pas si longtemps, se produisait à Dijon un évènement assez extraordinaire que l’on comprend encore assez mais qui découlait pourtant d’une imperturbable logique. Comme toute chose trop logique il en arrivait à heurter le simple bon sens. Voici :
« Quarante-huit heures avant la fête de la Nativité, des centaines d’enfants se massèrent à l’appel du clergé local devant les grilles de la cathédrale.
Là, une effigie du Père Noël fut pendue et brûlée publiquement ; le Père Noël venait d’être condamné comme usurpateur et hérétique. Il avait été déclaré coupable de paganiser de plus en plus, au fil des ans, la plus belle fête chrétienne. »
Telles sont les grandes lignes de la dépêche relatant la chose dans la presse du 24 décembre 1951.
Le supplice du Père Noël, conduit selon la plus pure tradition du rituel médiéval, n’avait d’autre but que d’attirer l’attention des foules en mettant fin – symboliquement – aux agissements de cet encombrant personnage venu on ne sait trop d’où, qui n’apparait sur terre qu’à l’occasion d’une fête mystique, et qui n’a pourtant pas le droit de franchir le seuil des Eglises. Ce n’est ni un simple fidèle, ni un prêtre ni un saint. Pour l’Église, il ne représente rien ni personne. Voilà pour l’accusation d’hérésie.
Voyons celle d’usurpation. C’est que ce personnage est tout-puissant ! Que les incroyants, si ça leur chante, fêtent Noël (ce que peut être Noël pour eux, nous le verrons tout à l’heure) sous son signe, non sous celui du Sauveur, voilà qui n’a rien de déraisonnable. Mais que dans l’imagination des chrétiens eux-mêmes et surtout, ce qui est plus grave, dans le cœur des enfants chrétiens, ce roi d’un jour et d’une nuit qui n’est même pas un héros de légende mais à tout prendre une sorte de divinité païenne occupe une place de plus en plus grande, voilà qui est inconséquent, pénible et redoutable. Quand ces cœurs et ces imaginations ne devraient être habités que de l’image du Christ-Roi et de la présence du dieu unique naissant à la vie des hommes
L’affaire de Dijon n’eut pourtant pas de suite. On s’en doute. Le « supplice » avait eu lieu à 3 heures de l’après-midi. Ses organisateurs avaient aussitôt publié un communiqué expliquant leur geste, et se terminant par ces mots catégoriques : « Pour nous chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête, anniversaire de la naissance du Sauveur. » Peu après, la municipalité publiait à son tour un communiqué annonçant la résurrection du Père Noël; celui-ci, comme chaque année devait apparaître aux enfants de la ville à 18 heures et leur parler du haut des toits de la mairie.
UN MANNEQUIN PUBLICITAIRE
Dans cette affaire à la fois dramatique par son sérieux, et cocasse par son inefficacité – et qui divisa Dijon, on l’imagine, en deux clans – le chanoine Kir, député-maire s’abstint de prendre parti. Il est probable qu’elle a fait couler beaucoup d’encre dans la presse locale, peut-être aussi dans les revues ecclésiastiques. Mais ce dont on ne doute pas, c’est que depuis dix ans le Père Noël n’a cessé de grandir, et qu’aujourd’hui, bien avant la fête elle-même, il est partout, sur les affiches, sur les pages des journaux, dans les vitrines et aux rayons des magasins, dans la rue, dans les écoles, dans les foyers, dans les esprits des touts petits et des parents, dans ceux des pratiquants comme dans ceux des libres penseurs.
Si mes souvenirs sont exacts, il y a vingt-cinq ans une grande ville comme Bordeaux ne possédait qu’un Père Noël en chair et en os, qui « officiait » dans un grand magasin du centre. Enfants, nous l’allions bien voir comme le seul, le vrai, l’unique. Le premier que je vis dans la rue, c’est en homme-sandwich… Cet avilissement commercial n’émoussait en rien notre émerveillement mais dès lors le Père Noël était sur la pente qui l’a conduit à ce que, dans sa multiplicité, son omniprésence, son ubiquité, il est aujourd’hui un être publicitaire colossal et tentaculaire, qui n’a d’autre dessein que de faire circuler l’argent. Il est GARAP fait homme et descendu parmi nous: et la naissance du Sauveur n’est plus que le grand cérémonial de l’Argent-Roi – de cet argent dont on nous dit précisément, depuis que le monde est monde qu’il perd les hommes.
Si vous haussez les épaules, réfléchissez simplement a ceci qui se contenterait aujourd’hui de cadeaux SYMBOLIQUES? Ce qu’on offrait autrefois à Noël, c’était une branche de sapin ou de houx, du lierre. ou bien du gui: aux enfants, des fruits, des biscuits des noisettes que l’on faisait pleuvoir par la cheminée et cela les comblait et les émerveillait cela annonçait les cadeaux du nouvel an, qui sont tout autre chose rituel un païen qui date des Romains. Mais quand on contemple aujourd’hui la grande fiesta mercantile qui, par le Père Noël justement, est faite sous le signe de la Nativité et pas seulement sous celui des étrennes, on comprend que certains veuillent, chasser une seconde fois les marchands du Temple….
En fait, ce n’est pas exactement dans cette perspective que se plaçaient, y a dix ans, les inquisiteurs de Dijon Du moins, en suppliciant le Père Noel, ne s’attaquaient-ils qu’à l’effet, non à la cause. De toute façon, il saute aux yeux que quelle que fût la légitimité sur le plan doctrinal et spirituel de l’entreprise, s’y livrerait à la fois partir en guerre contre les moulins à vent et faire figure de rabat-joie tant le grand vieillard barbu tout encapuchonné de rouge s’identifie à la fête dont il porte le nom : les choses étant ce qu’elles sont, notre société actuelle ne conçoit plus Noël sans lui….
LES MESAVENTURES DE NICOLAS
Mais qu’était-il avant de devenir un mannequin publicitaire ? Et d’abord, quel âge a-t-il ? Les spécialistes du folklore disent : quatre-vingts ans au plus Le Père Noël n’est apparu chez nous sous ce nom qu’à la fin du siècle dernier Sa légende s’est rapidement constituée, et nul n’ignore aujourd’hui ses attaches avec les pays nordiques (son attelage de rennes est significatif) et l’on situe son royaume au Groenland, possession danoise. Mais qu’il soit sujet danois nous éclaire guère sur ses origines. L’idée commune, c’est qu’il n’est que la caricature de saint Nicolas. Comment cette mutation s’est-elle produite?
Saint Nicolas était un Grec, évêque de Myre, en Lycie, qui siégea en l’an 325 au célèbre concile de Nicée le premier concile œcuménique d’où sortit pratiquement la véritable organisation de l’Eglise romaine. La légende veut que Nicolas ait apaisé bien des tempêtes et multiplié bien des moissons, qu’il ait ressuscité trois enfants et doté trois jeunes filles pauvres que sa tombe distillât un baume qui rendait santé aux malades. Ses restes furent transportés à Bari, en Italie, en 1081, et l’Occident le vénéra dès lors comme le type même du bienfaiteur.
On ne sait pourquoi les Hollandais émigrés en Amérique l’accaparèrent. Et c’est sur le sol du Nouveau Monde que saint Nicolas (Klaas en néerlandais, d’où nouveau nom de santa Claus) se vit affublé de sa barbe blanche et de son manteau rouge. C’est sous cet aspect qu’il revient en Europe. Et c’est alors que l’Eglise lui ferme ses portes. Dès le dix-septième siècle, on a compris que le personnage n’a plus rien à voir avec la religion, et le Parlement anglais vote une loi qui jette l’interdit sur lui. Car, entre-temps, il s’est passé un fait important la fête de Nicolas tombait le 6 décembre, et était marquée, en hommage à la générosité proverbiale du saint, par un échange de menues offrandes à caractère symbolique. Eh ! bien, cette fête et celle de Noël avaient été plus ou moins fondues en une seule par les émigrés hollandais, si bien que les réjouissances traditionnelles qui accompagnaient la Nativité se virent soudain placées sous le signe d’un personnage qui n’avait en fait rien à voir avec elles. Par le hasard (heureux ou malheureux ?) de la proximité de ces deux dates, saint Nicolas était devenu le « bonhomme de Noël ».
LA DERAISON A SES RAISONS…
Il n’en demeure pas moins étonnant que le saint évêque de Myre ait pu, sous une forme païenne rejetée par l’Eglise, accomplir en pays chrétiens la brillante carrière que l’on sait. Il fallait qu’il y ait trouvé un terrain particulièrement favorable, qu’il ré- de l’inconscient pondit à quelque besoin collectif ; que se fixassent sur lui des rêves, des désirs secrets, des espoirs enfouis dans les recoins de l’âme populaire, qu’il cristallisât sur sa personne un complexe de sentiments plus ou moins troubles qui étaient étrangers à la spiritualité chrétienne – qui du moins lui étaient bien antérieurs. Mais sans remonter pour l’instant au-delà du christianisme, au Moyen Age déjà, donc avant que santa Claus ne devint le « bonhomme de Noël », les agapes traditionnelles qui saluaient l’anniversaire de la naissance du Christ se voyaient présidées parfois par d’étranges personnages qui n’avaient rien de sacré, bien qu’on les baptisât, ici « abbé de liesse » ou « abbé de jeunesse », là « abbé de la malgouverné ou « abbé de déraison ». Elu par la jeunesse des classes pauvres et serviles, mais néanmoins intronisé par les autorités, cet « abbé » représentait l’éphémère royauté des humbles sur les puissants, des enfants sur les adultes, des simples sur les savants, et même ses divers noms l’indiquent assez, de la folie sur la raison. On renversait, l’espace d’une fête, toutes les valeurs : les garçons s’habillaient en filles et les filles en garçons (sacrilège en temps normal), les serviteurs se vêtaient en seigneurs et étaient à leur tour servis par leurs maitres. Il arrivait fréquemment que la plaisanterie tournât mal et que sous le couvert de cette anarchie momentanée se donnassent libre cours les instincts de révolte les plus violents et les plus sauvages : bien des Noëls médiévaux se terminaient dans la rapine, le viol et le meurtre…
LA VRAIE NOEL EST AU PRINTEMPS !
Mais pourquoi, demandera-t-on, un tel débridement accompagnait-il la fête de la Nativité ? La question contient la réponse, à condition de renverser les termes : parce que l’Eglise a précisément fixé la fête de la Nativité de façon à la faire coïncider avec des fêtes païennes où tous les débordements étalent permis et que les Romains nommaient Saturnales.
On ne sait exactement quel jour quelle année d’ailleurs – naquit Jésus. Mais on sait que ce ne fut pas en décembre. Les Evangélistes sont muets là-dessus. Les savants calculs des Pères de l’Eglise aboutissent à des résultats différents, mais l’écart maximum n’est que de deux mois : 28 mars, 18 ou 19 avril, 29 mai. Quant à la plus ancienne mention de la fête de Noël. elle se trouve dans le calendrier philocalien, dressé à Rome en l’an 336: la Nativité y coïncide avec le solstice d’hiver. Or, le solstice d’hiver avait sa fête chez les Romains depuis les temps les plus reculés du paganisme : c’était précisément les Saturnales.
Ouvrons n’importe quel manuel scolaire. Le « Guide romain antique » de Hachette, par exemple :
« Saturnalia : fête du solstice d’hiver (Saturne est le dieu des graines enfouies dans le sol) pour aider le soleil à remonter au ciel. » Et plus loin : « Aux Saturnales, on s’invite les uns chez les autres et l’on s’offre des cadeaux. La plus grande licence y est admise, et les esclaves sont traites sur le même pied que les maitres : parfois ils se font servir par leurs propres maitres, et ne leur ménagent pas leurs quolibets. Les jeux de hasard – interdits par la loi sont exceptionnellement autorisés. »
Précisons tout de suite que les cadeaux dont il s’agit n’ont rien à voir avec les étrennes, l’année ne commençant alors qu’avec le mois de mars. Mais les Saturnales évoquaient cet âge d’or qu’avait été, pour la mythologie antique le règne de Saturne Chronos en grec, c’est-à-dire le Temps – fils d’Uranus et de Vesta, c’est-à-dire du Ciel et de la Terre, avant que son fils Jupiter ne le détrône. Tous les hommes alors étaient égaux, personne ne possédait rien en propre, personne n’était au service de personne. Aussi, durant les Saturnales, suspendait-on la puissance des maîtres. Les tribunaux et les écoles étaient en vacances ; il était interdit d’entreprendre des guerres et d’exécuter les criminels.
UN COURANT IMPOSSIBLE A ENDIGUER
Au début, les Saturnales ne duraient qu’un jour, le seizième jour de décembre, date à laquelle par les méfaits du calendrier antique, tombait alors le solstice d’hiver. Elles se prolongèrent bientôt le lendemain. Auguste, puis Caligula, ajoutèrent un jour de fête chacun. A la fin de l’Empire, donne au moment où triomphe le christianisme, elles duraient sept jours pleins, jusqu’au 24 décembre par conséquent. Sept jours de débauches effrénées, privées et publiques, sept jours d’anarchie officielle. Aucun mysticisme n’aurait pu endiguer un tel courant, qui partait du fond des masses populaires. Alors, ce courant, l’Eglise eut tout simplement l’idée de le canaliser. Puis- que la tradition voulait qu’il y eût fêtes – et quelles fêtes ! au solstice d’hiver, qu’au moins les hommes célèbrent ce jour-là, non plus la remontée du soleil et le début de l’allongement du jour, bref le renouveau terrestre, mais la venue du Sauveur parmi eux, la naissance de l’humanité à la lumière divine.
Concluons : Noël, en tant que phénomène sociologique, n’est pas une fête chrétienne que le Père Noël paganise de plus en plus. C’est une fête païenne que l’Eglise a christianisée. Tout comme elle a christianisé ces lieux des cultes païens qu’étaient les fontaines, les carrefours des chemins, les sommets des montagnes, en y plantant des croix, en y dressant des statues de la Vierge, en y construisant de petits oratoires. Et ceci nous ramène au Père Noël. Car bien avant la fondation de Rome, les peuplades antiques qui célébraient au solstice d’hiver le culte de Saturne, élisaient un éphémère roi qui personnifiait Saturne lui- même et qui après s’être permis tous les excès possibles était sacrifié sur l’autel du dieu. Et rappelant ce fait, le grand ethnologue Claude Lévi-Strauss remarquait avec amusement (1) qu’en brûlant le Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’avaient fait qu’accomplir inconsciemment un rite plusieurs fois millénaire, et prouver ainsi, sans le vouloir, la pérennité du mythe qu’ils voulaient détruire…
Alors, fête chrétienne ou fête païenne ? La discussion semble maintenant stérile. N’est-il pas au fond merveilleux que dans cette fête là – et c’est la seule – chacun trouve son compte ? Et si Noel est prétexte à de vains gaspillages, à de tapageurs étalages de luxe et de richesses, elle reste surtout la fête des enfants et des humbles ; et son cérémonial pacifique et fraternel demeure le plus grand, le plus beau message qu’il ait jamais été donné aux hommes d’écouter.
(1) Voir « Les Temps Modernes ». Mars 1952.